Antonin Artaud, VAN GOGH Le Suicidé de la Société (1)

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                                          "On  peut parler de la bonne santé mentale  de  Van Gogh  qui,   
                                            dans toute sa vie, ne s'est fait cuire qu'une main et n'a pas fait 
                                            plus, pour le reste, que de se trancher une fois l'oreille gauche."
                                                                              (Antonin Artaud)                                               



    
         C'est après l'exposition Van Gogh à l'Orangerie, en janvier 1947, qu'Antonin Artaud décide d'écrire son essai sur le peintre. Une suggestion de Pierre Loeb serait indirectement à l'origine de ce projet, suggestion induite par l'idée que nul mieux qu'un poète ayant fait l'expérience de neuf années d'internement en asile psychiatrique ne saurait comprendre la peinture d'un artiste considéré lui-même comme un aliénié. D'après une étude du docteur Beer sur la folie du peintre, dont Artaud prend connaissance dans un article paru dans la revue ARTS  du 31 janvier 1947, Van Gogh aurait été atteint de "psychopathologie constitutionnelle", maladie qui n'aurait cessé de s'aggraver tout au long de son existence. Le psychiatre pense cependant que l'artiste était toujours "parfaitement lucide dans l'exercice de son art" et que, par conséquent, rien ne peut prouver que son génie soit dû à la maladie.

       Cet article est déterminant pour Artaud qui pressent aussi bien le danger de l'emploi abusif d'un mot définissant une notion dont nul ne peut se targuer de connaître les limites réelles : le mot "folie", que la menace représentée par une corporation à laquelle la société n'hésite pas à conférer les pouvoirs d'une parole sacrée. L'introduction à l'essai dénonce violemment ce danger : les mots deviennent des armes dans la bouche du poète, fusent, tonnent, se font cris de colère et de haine autant que de désespoir. Plus encore, les mots dénoncent une société qui, selon Artaud, s'est toujours employée à éliminer ceux qu'elle nomme ses "poètes maudits". L'auteur prend donc les armes au nom de ces "cas individuels retentissants", victimes "des envoûtements unanimes" dont l'unique but est de baîllonner "d'insupportables vérités". Il énumère : Baudelaire, Edgar Poe, Gérard de Nerval, Niestzche, Kierkegaard, Holderlin, Coleridge... Van Gogh. Il se veut solidaire de l'artiste, qui, "n'était pas fou", qui "n'est pas mort d'un état de délire propre, mais d'avoir été corporellement le champ d'un problème autour duquel, depuis les origines, se débat l'esprit inique de cette humanité. Celui de la prédominance de la chair sur l'esprit, ou du corps sur la chair, ou de l'esprit sur l'un et l'autre. Et où est dans ce délire la place du moi humain? [...] il venait [...] de découvrir ce qu'il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la société, pour le punir de s'être arraché à elle, le suicida." (Post-scriptum, p.20)

      Envoûtements, possession... Le poète choisit volontairement d'employer ces termes qui touchent à la fois aux domaines de la sorcellerie et de la religion. Il résume l'exposé métaphorique de l'action "maléfique" qu'engendre "la vénimeuse agressivité du mauvais esprit de la plupart des gens" par une alliance de mots : "la magie civique" (p.18).
 
     
A la réponse d'un diagnostic qui s'obstine à donner un nom à un état de l'âme afin d'en faire une pathologie, Artaud oppose la caricature, en une sorte de jeu enfantin qui consisterait à trouver à tout prix une raison à toute chose  : [...] il n'y a pas de délire à se promener la nuit avec un chapeau attaché de douze bougies pour peindre sur le motif un paysage ; [...] car comment le pauvre Van Gogh aurait-il fait pour s'éclairer ? Comme le faisait si justement remarquer l'autre jour notre ami, Roger Blin. Quant à la main cuite, c'est de l'héroïsme pur et simple, quant à l'oreille coupée, c'est de la logique directe et, je le répète, un monde qui, jour et nuit et de plus en plus, mange l'immangeable, pour amener sa mauvaise volonté à ses fins, n'a, sur ce point, qu'à la boucler." (p.19)

      Il se refuse à décrire les toiles de Van Gogh parce que ce dernier l'a fait lui-même, mieux que tout autre ne saurait y parvenir, en restituant "l'impression de la plus abasourdissante authenticité" (p. 39)C'est pourquoi il préfère insérer dans son essai quelques extraits de la correspondance du peintre avec son frère Théo. Ainsi lit-on que, pour Van Gogh, dessiner consiste à "se frayer un passage", "lentement et avec patience", "à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l'on SENT et ce que l'on PEUT". Il explique quel était son but en peignant Le Café, la nuit :

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derrière le gaieté apparente d' un jaune dont la lumière forme des halos au plafond, comme les lampions d'une fête, les tons doux des roses tendres, verts Louis XV et Véronèse, le café est un enfer, et la couleur soufre-pâle celle de l'atmosphère  de la "fournaise  infernale", avec son vert-jaune et son vert-bleu dur. Les couleurs, avant tout, sont porteuses de messages, et les physionomies viennent s'ajouter à leur démonstration.

      "Ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l'angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à l'époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et les sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III" (p. 14).

    
       "feux grégeois", "bombes atomiques", "terribles coups de boutoir", "chant d'orgue", "feux d'artifice", "épiphanies atmosphériques", "timbre supra-humain"... Les toiles de Van Gogh révèlent la présence d'un mystère auquel participent les choses les plus simples - ses modèles ne sont-ils pas, en effet, pris dans cette "sordide simplicité d'objets, de personnes, de matériaux, d'éléments" (p.26) ? Paysage, visages, autoportraits, chambre du peintre, foyer, cyprès qui semblent de gigantesques torches incendiant le ciel, arbre fleuri du souvenir, chemins, église, vieille paire de chaussures, couloir, ravin... "Champs de blé aux corbeaux" si distant de "la nuit étoilée", tout est là "comme un secret dont le seul Van Gogh aurait, sur lui-même, gardé la clé" (p. 30)Et c'est à la poursuite de ce secret que se lance Artaud, à travers les choix du peintre en matière de couleurs, de formes, de dispositions dans l'espace du tableau, d'orientations des différents éléments, mais aussi à travers les signes prémonitoires qui affleurent dans ces multiples drames dont "la nature et les objets" se font sous le pinceau les acteurs passionnés : "ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de tous les peintres et qui, sans aller plus loin que ce qu'on appelle et qui est la peinture, sans sortir du tube, du pinceau, du cadrage, du motif et de la toile pour recourir à l'anecdote, au récit, au drame, à l'action imagée, à la beauté intrinsèque du sujet ou de l'objet, est arrivé à passionner la nature et les objets de telle sorte que tel fabuleux conte d'Edgar Poe, d'Herman Melville, de Nathanaël Hawthorne, de Gérard de Nerval, d'Arnim ou d'Hoffmann, n'en dit pas plus long sur le plan psychlogique et dramatique que ses toiles de quatre sous" (p. 28).


      Dès lors, devant le Champs de blé aux corbeaux, ultime toile du peintre, Artaud, tel l'augure antique, prend les auspices dans le ciel du tableau. Et le message n'est autre que celui d'un désespoir extrême :
vincent-van-gogh-champ-de-ble-et-corbeaux-1890"Van Gogh a lâché ses corbeaux [de l'entrée] d'un énigmatique et sinistre au-delà", afin qu' "ils ouvrent [...] à la nature non peinte, la porte occulte [...] d'une réalité permanente possible" (p. 26-27).

     
Si la puissance symbolique de Champs de blé aux corbeaux éclipse celle, antérieure, du Champs de blé sous un ciel orageux,
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c'est parce que la comparaison des deux tableaux met fort bien en relief le plus profond désarroi que le peintre ressent au moment de sa dernière composition : le ciel n'est pas un ciel d'orage, néanmoins il apparaît "très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre" (p.27). Ce tableau contrasté et "déchiré" - "suivant la balafre noire de la ligne" formée par le vol des corbeaux -, Artaud le décrit d'abord très sommairement : il voit dans l'apparition des corbeaux l'élément essentiel à l'interprétation de l'oeuvre ; c'est à partir de leur couleur et de la direction de leur vol que tous les autres éléments s'orientent, permettant la mise en place d'un jeu d'oppositions et d'attractions :

      " [...] la couleur lie-de-vin de la terre s'affronte éperdument avec le jaune sale des blés"

Et le poète de chercher l'équivalent verbal de ses couleurs qui "signifient" :

      " [...] nul jusque-là n'avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé." (p.27)

La couleur noire des "corbeaux fastes" témoigne de leur lien avec le ciel obscur qui fait d'eux les messagers de ses menaces, mais aussi de l'emprise de la terre quand le ciel les plonge dans la nuit :

      "[...] nul autre peintre que Van Gogh n'aura su comme lui trouver, pour peindre ses corbeaux, ce noir de truffe, ce noir "de gueuleton riche" et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir."

De l'affrontement des couleurs naît un chant "pathétique, passionnel et passionné", au "timbre abrupt et barbare".

      
Selon Artaud, le problème existentiel qui déchire le peintre trouve sa résolution sur la toile, "fastueux augure d'un mal qui, lui, ne le touchera plus", au terme d'un combat opposant des tensions extrêmes ; résolution dans la mort où l'artiste se jette, mêlant au sang de la terre son propre sang :

       "Digne accompagnement à la mort de celui qui, durant sa vie, fit tournoyer tant de soleils ivres sur tant de meules en ruptures de ban, et qui, désespéré, un coup de fusil dans le ventre, ne sut pas ne pas inonder de sang et de vin un paysage, tremper la terre d'une dernière émulsion, joyeuse à la fois et ténébreuse, d'un goût de vin aigre et de vinaigre taré." (p.28)



      Dans son essai, le poète se réfère aussi longuement  à un autre tableau : Le fauteuil de Gauguin, qui se trouvait à l'Orangerie.
vincent-van-gogh-le-fauteuil-de-paul-gauguinIl cite en premier lieu les différents éléments de l'oeuvre ; composants simples exprimant deux conceptions esthétiques qui s'opposent, s'affrontent ici même : celle de Gauguin et celle de Van Gogh. Sur la toile, le peintre se justifie et poursuit un dialogue ininterrompu dont la montée en tension est bientôt insoutenable. Ces cheminements contraires qui sont ceux de Van Gogh et de Gauguin, Artaud les résume ainsi : "Je crois que Gauguin pensait que l'artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu'au mythe, alors que Van Gogh pensait qu'il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie." (p.29)

           "Je cherche à exagérer l'essentiel, à laisser exprès dans le vague le banal."
                                                                                                                         (Van Gogh)

Van Gogh tente, au moyen de son art, d'éclaircir et de libérer ce "mythe" qu'entoure les choses. Et Artaud adhère complètement à cette démarche du peintre car il croit la réalité supérieure au plus puissant rêve de "toute surréalité". Dans cette "exagération" que font naître les couleurs, les contrastes, ces touches imprimant à toute chose cet étourdissant mouvement giratoire ou au contraire cette immense force d'inertie, projetant la nature, les objets, les êtres, au centre d'un questionnement à la fois esthétique et existentiel, dont ils mettent en scène les multiples contradictions, dans la tension ainsi créée, rendue palpable, transparaît la lucidité "supra-humaine" du regard posé sur ce qui se libère des surfaces opaques. Pour Artaud lui-même, c'est bien dans la transmutation des matériaux de l'imaginaire qu'apparaît la dimension visible du réel et la suggestion de ce réel invisible que rien ne peut englober.

      Se laissant guider dans les méandres intérieurs du "Grand Oeuvre" de Van Gogh, Artaud avance au fil des peintures qui interrogent et révèlent... Ainsi le portrait du docteur Gachet, peint par l'artiste en 1890 - Artaud ne se réfère pas ici à l'eau-forte exposée à l'Orangerie - s'impose quand le poète songe aux causes qui auraient pu pousser Van Gogh au suicide. Interroger cette mort revient à questionner le rôle que peut jouer le comportement d'un groupe de pouvoir face à une individualité à la fois marginale et géniale. Or, ce qu'Artaud voit en Gachet c'est avant tout le psychiatre qui prétend guérir la folie en tuant  la pensée, cette pensée du "mal du problème" qui pousse l'artiste à créer, sa quête picturale étant indissociablement liée à celle de son moi dans le monde :

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      "Ce faisant le docteur Gachet lui interdisait ... le semis soufré, l'affre du clou tournant dans le gosier de l'unique passage, avec quoi Van Gogh, tétanisé, Van Gogh en porte-à-faux sur le gouffre du souffle, peignait." (p.32-33)

     
C'est le mot "illuminisme" qui, selon Artaud, définit le mieux l'état inhérent à la nature de Van Gogh, "une de ces natures d'une lucidité supérieure, qui leur permet, en toute circonstance, de voir plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits." (p. 34) Et ce mot-même, parce qu'il a une tout autre définition dans le vocabulaire psychiatrique - "état d'exaltation pathologique accompagné de visions de phénomènes surnaturels" - symbolise à lui seul deux conceptions de l'être et de l'existence s'excluant l'une l'autre :

                       "Ce que les psychiatres ne croient jamais. Ce que les génies croient toujours." (p.36)

     
Chaque tableau de Van Gogh, même si le plus grand calme semble l'avoir investi tout entier, annonce l'apocalypse :

"[...] L'apocalypse, une apocalypse consommée couve à cette heure dans les toiles du vieux Van Gogh martyrisé, et [...] la terre a besoin de lui pour ruer de la tête et des pieds.

                                                         
       Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l'enfer." (p.38)

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Publié dans LITTERATURE

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L
<br /> Merci beaucoup pour votre commentaire sur cet article. Cela pose effectivement la question de "l'étiquetage" que l'artiste, souvent hors norme, subit de la part de la psychiatrie. Nous avons tous<br /> nos défaillances, nos difficultés, plus ou moins grandes, à vivre dans une société qui malgré tout impose ses règles - parfois injustes, parfois inhumaines (voir la façon dont sarkozy traite la<br /> "maladie mentale"...). Il me semble qu'être humain, adulte, responsable, nécessite d'assumer et d'exiger l'acceptation de la singularité de chacun, de son altérité. Van Gogh est ce qu'il est, il<br /> ne se réduit pas à un nom de maladie dans une classification psychiatrique. Il est un artiste. Et il nous a légué la beauté de son monde intérieur. De son côté, la société ne lui a apporté que<br /> soufrance et incompréhension. Merci encore de votre passage. Belle journée,                    M.M.<br />
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A
<br /> Le psychopathologie constitutionnelle atteint d'ahbitude les artistes.<br />
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L
<br /> Merci pour ton commentaire. Van Gogh fait partie de ces personnes rares dont l'extraordinaire vision change tout - peut-être même, je l'espère, les esprits les plus étriqués...<br />
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J
<br /> Je sous très touchée par Van gogh, la psychiatrie a aujourd'hui fait des progrès. Van Gogh, aurait été malade, "bipolaire" (maiaco-dépressif). On ne sait si c'est un trouble de type 1 ou 2. Le<br /> trouble de type 1 est demande un traitement à vie dès l'apparition des premiers symptômes, le trouble de type 2 est plus discret (sans phase maniaque , mais hypomaniaque) et il n'y a pas de<br /> déterminisme, pas de traitement à vie. Ces deux types de troubles sont aussi provoquées par le stress de l'environnement (de tous genres). Le rejet qu'a vécu Van gogh par l'institution de son<br /> temps, l'a certainement enfoncé, condamné à la pathologie. IL existe des surdoués atypiques, selon certains spécialistes, comme ils n'ont pas le même cablage neuronal (conexions synaptiques que<br /> les autres) que les êtres dans la norme, ils perçoivent plus de stimulis extérieurs, ont plsu de réactions, de sensibilité et un seuil de sensibilité très bas, par rapport à la norme, ils<br /> supportent moins de choses, sont plus exacerbés et peuvent avoir des réactions qui ressemblent au troubles bipolairs, borderlines, schizophréniques, sans l'être, les réactions chez ces êtres<br /> différents physiologiquement et biologiquement (les surdoués atypiques) sont normales et pas le signe d'une pathologie, puisque c'est leur focntionnement. Chez un être normal, c'est  le<br /> signe d'une pathologie. Cependant, les surdoués atypiques ne sont aps à l'abri d la pathologie come les autres et sont mêmes peut-être plus vulnérables, si ils se déstabilisent. Il est certain<br /> qu'ils peuvent plus apprécier la vie, (un lever de soleil, un paysage, une musique), mais plus en souffir aussi. Van gogh, n'a pas échappé au triste sort que son siècle lui a réservé, l'ayant<br /> incompris et rejeté, c'est très poignant et touchant. IL a peut-être même gagné en devanant fou, une manière de dénoncer l'injustice et le rejet qu'il a subi de son temps ? Comme camille claudel<br /> peut-être ?<br />
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