Littérature et Poésie

Publié le par lepharedesmots

 
La littérature est la chair vivante du verbe, la poésie sa quintessence.
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"La poésie, qui n'est pas un segment de la littérature, mais son coeur même, son principe, sans lequel la première n'est qu'énoncé inerte." (François Gantheret, La nostalgie du présent - Psychanalyse et écriture)
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La littérature est cette alchimie à partir de laquelle de simples signes, sans âme, errants, sont transmutés en mots porteurs de vie, d'émotions, de sensations qui s'échangent entre auteur et lecteur, parfois dans un éternel présent, fulgurant - le "temps poétique" par excellence. Car "la sensation, écrit Gantheret, n'est pas dans le temps, n'occupe pas un espace de temps , elle passe, fugitive, elle est le présent, à tout moment enfui."

Il est enthousiasmant, enchanteur, d'autres fois étrangement inquiétant,klee-paul-ad-marginem-c-1930.jpgce mystère par lequel, tout à coup, dans un roman naît le poème, s'y rattachant et s'en détachant sans cesse. Il s 'agit bien là d'un changement de temps dans son essence  : le roman se meut dans le monde du
temps grammatical, celui-ci peut supporter toutes sortes de relâchements, de contorsions, d'inversions, néanmoins nous suivons et poursuivons sans cesse la chorégraphie de ce fil rouge du texte diversement constitué de récit, discours et description, qu'il soit d'un seul tenant, qu'il se coupe pour se retrouver "un blanc" plus loin, renoué ou pas, qu'il s'emmêle, s'enroule en soi, joue les vortex, ou du flash back ou encore de l'arrêt sur image, de l 'analepse et de la prolepse. Le poème, lui, quel que soit son rythme, quelle que soit l'histoire dont il se vêt, a toujours cette caractéristique unique de faire voler en éclats la temporalité.

   
De cette a-temporalité du poème en comparaison du roman, on trouvera un exemple éclatant dans un texte poétique qui ouvre en "prologue" et clôt, à la même date,  Blonde, roman
 de J.C.Oates publié en  2000, que son auteur a écrit à partir de l'histoire vécue de Marylin Monroe comme "une "vie" radicalement distillée sous forme de fiction". Ce texte intitulé "Livraison express" fait entrer en résonnance avec l'ensemble du roman la figure de la Mort en marche, affreusement banalisée, "prosaïque" sous son déguisement de livreur, mais fatalement "experte", juste,  en lieu et heure : Hors du temps, mais d'autant plus visible, audible, présente, pendant le trajet de la livraison, la Mort s'incarne dans le parcours du personnage de Norma Jeane, jusqu'à la mort de la jeune femme, avant de s'en re-tourner à la Mort, bouclant ainsi la boucle de toute une vie, sous cette forme à la fois elliptique et dense - "express", écrit Oates, "réduit[e] à sa flèche", pourrait dire le poète Henri Michaux - tragique et quintessenciée.


                  "Alors vint la Mort, le long du boulevard dans la lumière sépia du crépuscule.
           Alors vint la mort à tire-d'aile comme dans les dessins animés pour enfants, sur sa sobre et lourde bicyclette de coursier.
           Alors vint la mort à coup sûr. La mort inévitable.La mort pressée. La Mort pédalant à tout rompre. La Mort transportant dans son solide panier grillagé derrière la selle, un paquet marqué LIVRAISON EXPRESS/FRAGILE.
           Alors vint la Mort, sur sa vilaine bicyclette, se frayant en experte son chemin dans le flot de la circulation à l'intersection de Wilshire et de La Brea où, en raison de travaux, les deux voies de Wilshire dans la direction ouest s'étranglaient en une.
           La Mort si preste ! La Mort qui faisait des pieds de nez à des klaxonneurs entre deux âges.
           La Mort en train de rire. Va te faire foutre, mec ! Et toi donc. C'était Bugs Bunny dépassant les rutilantes carrosseries d'onéreuses automobiles sorties tout droit de chez le concessionnaire.
           Alors vint la Mort pas gênée par l'air exsangue et brouillé de Los Angeles. L'air chaud et radioactif de la Californie du Sud où elle était née.
           Oui, j'ai vu la Mort. J'avais rêvé d'elle la veille. Et des nuits auparavant.Je n'avais pa peur.
           Alors vint la Mort ô combien prosaïque. La Mort courbée sur le guidon moucheté de rouille d'une bicyclette laide mais solide. Alors vint la Mort : en T-shirt Cal. Tech. lavé mais pas repassé, short kaki et mocassins sans socquettes.
La Mort mollets galbés, jambes poilues.Colonne vertébrale sinueuse, vertèbres saillantes. La Mort aux boutons d'acnée d'adolescent. La Mort choquée, chavirée par les coups de cimeterre du soleil qui ricochait sur les pare-brise et sur les chromes.[...]
            La Mort porteuse d'un paquet-cadeau sans réponse souhaitée, à l'intention de :

                  "M M", occupante actuelle du
                   12305 FIFTH HELENA DRIVE
                    BRENTWOOD CALIFORNIE
                            USA
                          "TERRE"

             Une fois dans Helena Drive, la Mort pédala plus lentement. La Mort loucha sur les numéros. La Mort n'avait accordé qu'un regard au paquet si bizarrement libellé... si bizarrement enveloppé dans un brillant paquet-cadeau à rayures type sucre d'orge, un paquet-cadeau du genre qui a déjà servi.Avec un noeud en satin blanc acheté tout fait scotché dessus.
             lE PAQUET, 25x20x20 centimètres, ne pesait presque rien. Vide? Bourré de papier de soie?
             Non, quand on le secouait, on sentait qu'il y avait quelque chose dedans. Quelque chose aux angles émoussés, en tissu peut-être ? 
             Alors en début de soirée, en ce 3 août 1962, vin la Mort, index sur la sonnette du 12305 Fifth Helena Drive. La Mort qui essuyait la sueur de son front avec sa casquette de base-ball; La Mort qui mastiquait vite, impatiente, un chewing-gum. Pas un bruit à l'intérieur. La Mort ne peut pas le laisser sur le pas de la porte, ce foutu paquet, il lui faut une signature. Elle n'entend que les vibrations ronronnantes de l'air conditionné. Ou bien... est-ce qu'elle entend une radio, là? La maison est de type espagnol, c'est une "hacienda" de plain-pied ; murs en fausses briques, toiture en tuiles oranges luisantes, fenêtre aux stores tirés. On la croirait presque recouvertre d'une poussière grise. Compacte et miniature comme une maison de poupée, rien de grandiose pour Brentwood. La Mort sonna à deux reprises, appuya fort la seconde. Cette fois, on ouvrit la porte. 
              De la main de la Mort, j'acceptai ce cadeau je savais ce que c'était, je crois. Et de la part de qui c'était. En voyant le nom et l'adresse, j'ai ri et j'ai signé sans hésiter."

                                * *

Publié dans LITTERATURE

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